Article publié dans le numéro 286 (septembre 2020) de la terrasse
Philippe Chuyen organise un original chœur des mémoires autour de la guerre d’Algérie : quatre boulistes « pés tanqués » (pieds ancrés dans le sol) interrogent leurs racines et leurs identités.
Quatre hommes se retrouvent sur un boulodrome aux allures de divan d’analyste. Pratiquant l’association libre, le jeu de mots et le coq-à-l’âne, ils évoquent des bribes de leurs vies personnelles, qui, assemblées, composent une mosaïque sur la guerre d’Algérie et les ravages psychologiques qu’elle a durablement produits. Un rapatrié qui a tout perdu sauf le chagrin et la hargne d’avoir été chassé de chez lui, un immigré de la deuxième génération, neveu d’un Harki et fils d’un résistant du FLN, un Provençal de souche, qui considère les vagues migratoires comme autant d’incursions invasives, et un Parisien fraîchement débarqué dans le Sud, qui commence par se plaindre des prix de l’immobilier avant d’avouer que son père militaire a été tortionnaire en Algérie et qu’il a, lui aussi, à digérer ce passé qui ne passe pas. Philippe Chuyen a créé des personnages qui sont des archétypes sans être des caricatures. L’allergique aux immigrés est fils d’un cheminot communiste porteur de valises ; le fils de nationaliste algérien descend aussi de la branche légitimiste de ceux qui voulaient conserver l’Algérie française ; le Pied-noir (sans doute la figure la plus intéressante des quatre tant la parole qu’elle porte est rarement entendue) pleure davantage le multiculturalisme tranquille de son enfance que l’exploitation coloniale.
Rien n’est simple !
Un des grands intérêts de ce spectacle tient à sa capacité à soutenir la complexité et la gravité du propos malgré la farce, les pagnolades assumées, les bons mots et les truculences joyeuses. Difficile de choisir son camp ou de préférer un des personnages : tous sont également attachants jusque dans leurs défauts et leurs excès. Mourad Tahar Boussatha, Philippe Chuyen, Gérard Dubouche et Thierry Paul les incarnent avec une vérité mordante et une vitalité qui fait efficacement naître l’illusion d’un boulodrome ensoleillé où se retrouvent, de l’autre côté de la Méditerranée, ceux qui n’ont pas réussi à vivre ensemble en Algérie. Ironie du sort : la guerre a conduit les ennemis d’hier à cohabiter sur d’autres terres qui ne sont pas plus – et paradoxalement pas moins – les leurs que ne l’étaient celles qu’ils ont quittées. Philippe Chuyen le suggère à la fin : peu importe le territoire quand on a décidé de vivre ensemble, à condition de savoir s’écouter et s’entendre. L’important, à la pétanque comme ailleurs, c’est les joueurs plutôt que le boulodrome, les hommes plutôt que le terrain…
Catherine Robert